De 1955 à 1985, la Pologne attire les regards du monde entier pour le prestige artistique de ses affiches. Toléré par le régime communiste, le mouvement des « Affiches polonaises » est alors l’un des rares espaces de liberté et de création. Il devient également un moyen de critiquer les autorités. Aujourd’hui, ce glorieux passé tend à disparaitre des mémoires.
IImaginez Varsovie baignée de couleurs, où les bâtiments gris, construits après la Seconde Guerre mondiale sont recouverts d’affiches luxuriantes. De 1955 à 1985, la ville est l’épicentre du graphisme mondial, à travers un mouvement artistique unique : celui des affiches polonaises, initialement exprimé dans les affiches de cinéma. Cette pratique fut l’un des rares espaces de libertés dans une politique culturelle entièrement sous la coupe du régime communiste.
Rejet des valeurs commerciales occidentales
Ce mouvement est engendré par le régime soviétique. Le premier acte législatif du gouvernement polonais dans le domaine du cinéma fut la nationalisation de cette branche. Le décret du 13 novembre 1945 place l’ensemble du processus de production sous le contrôle d’une entreprise d’Etat, « Film Polski ». Celle-ci dépend directement de l’autorité de l’Office central du cinéma, liée au ministère de la Culture et des Arts. Ce contrôle du 7ème art répond à une volonté idéologique et politique de s’approprier un média à large diffusion, dont l’objectif est d’assurer l’éducation sociale et la propagation de l’enseignement et de la culture.
Si le contenu des films est alors sous contrôle, le mode de publicité est, pour sa part, totalement libre. La création est encouragée par le régime. Celui-ci demande du « nouveau », tout en essayant d’imposer son style culturel, le « réalisme socialiste », a une société polonaise qui résiste depuis plusieurs siècles uniquement à travers sa culture et sa langue. Ainsi, le rejet des valeurs commerciales occidentales du pouvoir communiste polonais permit aux artistes de s’exprimer via l’affiche.
Liberté de création
Les années 1950 et 1960 marquent l’âge d’or de l’affiche polonaise. Les grands artistes de l’époque, Jan Lenica, Jakub Erol, Romuald Socha, Jerzy Flisak ou Franciszek Starowieyski, constituent ce qu’on appelle désormais « l’école polonaise ». Celle-ci est largement façonnée dans l’établissement des Beaux-Arts de Varsovie. « Ce groupe d’artistes va prendre le pouvoir au sein des commissions et des structures existantes. Ils imposent et développent leurs communications originales, en dehors des conventions respectées à l’Ouest et de l’esthétique communiste définie à Moscou », se rappelle Alain Le Quernec, affichiste français de renom. Lors d’un séjour académique à Varsovie, au début des années 1970, il étudie auprès de Henryk Tomaszewski, l’un des plus grands artistes de la période.
Les œuvres étaient généralement abstraites, métaphoriques. « On parle à tort d’un style de “l’Affiche polonaise”, poursuit Le Quernec. Le seul point commun des artistes de ce mouvement était leur liberté de création, leur facilité à s’affranchir des codes, typographiques ou graphiques », renchérit-il.
Un art critique envers le pouvoir
De cette liberté, les artistes en profitent pour exprimer de façon métaphorique leur sentiment sur la situation de la Pologne. « J’ai un grand respect pour ces artistes actifs sous le communisme. Ils se jouaient de la censure en faisant passer des messages cachés à travers leur talent et leurs compétences artistiques », analyse Jan Kallwejt, un jeune affichiste polonais contemporain. Pour Jakub Jezierski, un autre artiste de la scène actuelle, « le symbolisme du mouvement Cyrk, auquel appartenait Tomaszewski, est l’un des exemples les plus forts de déclarations anti-régime dans l’histoire de l’affiche polonaise. »
Certains de ces jeunes artistes trouvent leur inspiration dans le travail de leurs glorieux ainés. « Leurs œuvres stimulent quotidiennement mon art. Je suis davantage influencé par le passé que par la conception graphique contemporaine », dévoile Jakub Jezierski. Davantage que les techniques graphiques, c’est l’esprit des affiches polonaises de l’époque qui retient l’attention de Jan Kallwejt : « Le symbolisme est essentiel dans mon travail. A ce titre, j’ai beaucoup à apprendre des maîtres de cette époque ».
Un héritage discret
Aujourd’hui, ils sont peu nombreux à faire survivre cette discipline. Les années 80 ont sonné le glas de ce mouvement s’inscrivant dans un espace-temps unique. Le mouvement Solidarność met fin à la nationalisation notamment de l’industrie cinématographique en 1989. A partir de cette période, la production d’affiches polonaises décline au profit des visuels standardisés et uniformisés des grandes maisons de production.
L’économie de marché, où l’esprit mercantile est prédominant, tue petit à petit ce mouvement. « Le souffle et l’utopie des affiches polonaises ont disparu avec l’effondrement du communisme », analyse Alain Le Quernec.
Pire, cette période faste tend à disparaitre des mémoires. « Pour les responsables politiques post-communistes, il n’est pas évident d’admettre qu’un mouvement si glorieux avait pu se développer dans le cadre de ce régime autoritaire », poursuit l’artiste français. Les jeunes générations ne connaissent pas ou très peu cet âge d’or. « Mis à part les étudiants des Beaux-arts, les gens lambada n’ont pas conscience de cet héritage », se désole l’artiste Jan Kallwejt. Quelques galeries seulement, à Cracovie ou à Varsovie, permettent de faire revivre cette mémoire. Au cœur de l’hiver, les couleurs flamboyantes des affiches des vitrines transpercent la neige abondante.
